La journée d'un homme d'équipe.

On m'appelle Nénesse ; j'ai été homme d'équipe, dans les années 50 dans une petite gare du Pas de Calais sur la ligne Armentières-Berguette. Milieu des années cinquante, un nouveau Chef de gare a été nommé. Quelques semaines après son arrivée, il a reçu un petit livret « La manœuvre dans une petite gare », une histoire qui aurait pu se passer dans la nôtre, sauf qu'on est à voie unique et qu'au moment où je raconte cette histoire, le service voyageurs a été supprimé : on a remplacé le train du matin et du soir assuré par une rame banlieue Nord réversible tirée ou poussée par une 141TC.

Le Chef souriait en me donnant ce livret à lire : « Le nom de la gare en question, Cardrecques, c'est amusant car j'ai commencé homme d'équipe à Blendecques, pour les autres noms de gare, certains ne font pas du tout « Nord » , mais lisez-le, c'est intéressant pour le rappel des règles de sécurité, vous savez que c'est important. »

Je l'ai lu : mais il manque l'homme d'équipe dans cette histoire, alors moi, Nénesse, je tiens à rétablir la vraie histoire. Je vais essayer de raconter une journée d'homme d'équipe.

8h


Ma journée commence à l'ouverture de la gare par un balayage, l'allumage du poêle en hiver, et un bon coup de serpillière. A partir de 1958, plus de train de voyageurs, donc pas de train avant le train de desserte de la matinée, à 10h, vers Merville. J'ai donc le temps de faire le ménage de la gare, même la salle d'attente qui ne sert que pour les clients qui viennent au guichet, mais le Chef tient à ce que tout soit propre. Un petit coup de grésil dans les cabinets et je peux remiser mon balai et mon seau dans la consigne. Vérification de la lanterne : niveau d'eau, vérification du carbure, nettoyage des vitres : c'est bon. Là aussi, la lanterne ne risque pas de servir, mais il faut qu'elle soir prête, au cas où.

9h

Pas le temps d'aller boire un café ou une bière au Café de la Gare, j'ai une heure pour aller graisser les aiguilles côté Merville. Je donne un coup de pompe au pneu avant du vélo de la gare, la chambre doit être poreuse, le Chef en a commandé une, on l'attend. Je tiens tout mon attirail d'une main, et j’enfourche le vélo. Le fils du Chef, une dizaine d'années, en vacances scolaires, me suit, comme d'habitude sur le sien, un vieux vélo de femme, il n'arrive pas à s’asseoir sur la selle, tellement il est grand pour lui. Nous traversons toute la cour des marchandises, où il y a déjà de l'animation : deux couverts d'engrais sont en train d'être vidés dans des charrettes ou des camions. Voilà l’aiguille d'accès aux voies de garage, j'ai bien pris la clé en laiton du levier à crans. Le gamin prend la spatule et gratte la vielle graisse pendant que j'en étale de la nouvelle prise dans le seau. On manœuvre l'aiguille, elle bouge facilement , une goutte d'huile sur les articulations des tringles, ça aide... je n'oublie pas de refermer et d'empocher la clé. Un jour, le fils du Chef l'avait mise dans sa poche de short, mais en pédalant sur le vélo, il l'avait perdue : heureusement, on l'a retrouvée avant que le chef ne s'en aperçoive ! Même manœuvre sur les aiguilles des voies de débords qui sont manœuvrées par des leviers à contrepoids . C'est bon : les aiguilles qui serviront ce matin, sont graissées de frais. Quelquefois, le Chef, lors des manœuvres les manipule, il n'aime pas que ça soit dur à manipuler : une aiguille mal collé, un train déraillé...


10h

Justement le train de desserte ne va pas tarder, je range mon matériel dans la consigne et je vais voir le chef pour voir ce qu'il y a à faire pour la manœuvre : trois couverts à réceptionner, dont celui de colis pour la halle et les deux prévus à expédier ce soir à laisser sur la voie le long de la halle. Bon, ce sera vite fait. La cloche sonne, le train est annoncé, il va siffler longuement pour chaque PN, car ils sont non gardés ; il n'y a que celui à l'entrée de la gare ; quand j'entends le coup de siffflet pour le PN qui est à 300m, je fais rouler les barrières et j'attends que le train arrive : une 040D avec sa vingtaine de couverts et wagons tombereaux. Quand le train a dégagé le PN, je fais un grand geste circulaire avec mon drapeau et le Chef fait signe au mécanicien de s'arrêter. Je saute sur mon vélo et je rejoins la gare.

Les trois wagons pour nous sont derrière la machine, je coupe et quand je sors d'entre les tampons, le Chef déjà accroché au marchepied de la 040D, explique au mécanicien la manœuvre ; je profite du marchepied de la guérite d'un couvert, et le Chef fait tirer jusqu'à la sortie de la gare, je saute à la hauteur de l'aiguille et quand le train est passé je le signale au Chef qui saute du marchepied et surveille ce que je fais : je déverrouille l'aiguille ce qui libère la clé du taquet qui protège la voie principale de toute dérive ; puis je déverrouille le taquet et reviens vers le marchepied du wagon. La Chef donne l'ordre de refouler, j'aperçois son fils qui est au milieu de la cour à bonne distance de la manœuvre comme son père lui a demandé : s'il désobéit, il n'aura plus la permission de venir voir et devra rester avec son petit frère. Nous accostons le premier des deux wagons à expédier ce soir, un tombereau de ferraille ; je l'attelle sommairement ; quand je ressors, on refoule encore jusqu'au couvert qu'il faudra étiqueter avant ce soir. Quand tout est attelé , je grimpe sur un marchepied, me tenant de la main droite et agitant mon drapeau enroulé de l'autre main, je ne le tendrai à l'horizontale que quand la rame aura franchi l'aiguille. Le Chef donne l'ordre d'arrêter et saute à terre pour mieux observer le changement d'aiguille, et nous refoulons jusqu'à la hauteur de la halle, et je les décroche : le train de ce soir pourra les prendre facilement par l'aiguillage qui jouxte la gare. Il ne reste maintenant qu'à ranger les trois wagons reçus, un sous la halle, c'est le wagon qui contient les colis à l'arrivée, et les deux autres sur la voie de débord, deux wagons d'engrais à décharger.

Nous avons laissé la voie de la bascule libre car demain nous allons recevoir l'équipe d'entretien. Ils vont travailler sur la bascule pendant une semaine : ils viennent avec un wagon atelier qui contient tout ce dont ils ont besoin et leur voiture où ils mangent et dorment, une ancienne voiture Nord assez bien aménagée, avec couchettes, salle à manger et cuisine ; je pense que le fils du Chef ne tardera à traîner ses guêtres autour des deux hommes.

Bon, le train est reformé, les attelages vérifiés, l'essai de frein effectué ; le chauffeur recharge le foyer de la 040D , je pars avec l'équipe de conduite boire un demi au Café de la Gare. Quand nous revenons, la soupape crache la vapeur, il est l'heure du départ. Quelques minutes plus tard, il disparaît dans la grande courbe vers la gare suivante.


11h

La matinée n'est pas finie : en sortant du Café de la Gare, j'ai vu Albert le correspondant SNCF arriver à la gare avec sa carriole sur pneus tirée par son cheval blanc « Bijou » (son épouse tient d'ailleurs l'Auberge du Cheval Blanc dans le village...) ; la carriole bâchée n'est ouverte que sur l'avant : Bijou est capable , à la voix, de reculer la carriole exactement contre le quai de la halle. Pour le moment, Albert est en train de trier les bordereaux des colis à livrer avec le facteur enregistrant Jacques, un bon gros placide, mais apprécié du Chef car sérieux dans le travail. Je saute sur le vélo, et je vais dans la halle, déplombe le wagon, place le pont entre le wagon et le couvert et j'empoigne le chariot trans-palettes pour sortir les cadres du wagon : il y en a quatre, je les approche côté cour, juste au moment où Bijou recule la carriole contre le quai ; ces cadres sont grillagés et servent à regrouper plus facilement les petits colis suivant la destination. Albert n'a plus qu'à transvaser tous les colis qu'il va livrer jusqu'à 16h, heure à laquelle il viendra à la gare avec les colis à expédier. Le village comporte de nombreux ateliers de fabrications de chaussures et de galoches, donc matières premières à l'arrivée, produits finis au départ. (Beaucoup de gens travaillent à la façon chez eux ). La carriole est vite chargée , le fils du Chef, fier comme un pape, assis à côté d'Albert, tient le guide jusqu'à la sortie de la cour de la gare.

J'ai le temps avant midi de ranger les cadres sous la halle, pour que l’expédition du wagon soit plus rapide ce soir. Il paraît, d'après le Chef, que bientôt les colis ne seront plus acheminés par wagon isolé : un camion de la SNCF viendra de Lille le matin et repassera le soir. J'en ai vu une fois en allant à Lille : ce sont de petits semi-remorques tractés par un tracteur FAR à trois roues (!), il paraît que les manœuvres sont plus faciles avec un tel engin, surtout dans les cours étroites de certaines usines ou brasseries de la région.


13h30


Jacques, le FEN, m'a préparé les étiquettes des deux wagons à expédier, plus celle de celui des colis, je vais les coller, j'en profite pour vérifier les attelages, ça sera ça de moins à faire tout à l'heure. J'ai pris aussi mon carnet pour noter les wagons qui restent en gare et les donner au Chef qui est en train de remplir ses paperasses dans son bureau.

Le long du quai marchandises stationne un plat qui a transporté des machines agricoles. Maintenant qu'il est déchargé, je récupère les cordes, j'enlève les cales et les clous, le plat doit repartir demain. Toutes ces tâches me prennent jusqu'à l'arrivée d'Albert avec son chargement de colis : je vérifie que tout est étiqueté et je charge le wagon qui va repartir avec le train de ce soir.


16h30

La cloche retentit : le train est annoncé. La manœuvre est simple : couper le train, aller chercher les wagons qui attendent sagement, puis celui de la halle, manœuvre délicate, car les risques d'accident sont nombreux en rentrant dessous. Tout se passe bien, la manœuvre est effectuée en une petite demi-heure, le train peut repartir 040D tender an avant, dès que j'ai couru fermer le PN.


18h30


Je vérifie que personne n'est plus dans la cour de la gare et je ferme en faisant rouler la barrière, pendant que le Chef et Jacques ferment la gare. Et je rejoins ma maisonnette de PN juste à côté de la gare.



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