Un week-end bien court.

 Hiver 1962-1963. je suis à l'Ecole Normale de Montauban en 2 ème année (c'est à dire , à cette époque en 1 ère, année du premier bac) . Mes parents habitent encore dans le Nord à Erquighem sur la Lys, près d'Armentières. Un dimanche sur deux, "petite sortie" de 10 h à 19h.... L'autre dimanche, la "grande sortie", le samedi à 13 h , après le repas, et retour avant 7 h 45 le lundi matin... Environ une fois par mois, comme je ne paie pas le train, je vais faire le voyage "marathon" Montauban-Erquinghem en 36 h !


Ce samedi, j'ai le temps de préparer mon sac, car le train n'est qu'à 14h42... Je decends à pied vers la gare : Faubourg du Moustiers et ses hôtels particuliers de brique rouge, la côte de Sapiac, puis le pont de Sapiac (j'apprendrai bien plus tard qu'il a été construit pour supporter la ligne de Tramway à vapeur... voir  ICI ). Puis la traversée du quartier de Villebourbon, avec en point de mire la gare. J'ai le temps de feuilleter les derniers livres de poche au marchand de journaux, et d'en acheter un s'il me reste un peu d'argent; mais le plus souvent il me reste juste assez pour acheter le Canard Enchaîné.
Après avoir fait poinçonner mon permis par le préposé dans sa guérite vitrée, je sors sur le quai 1 puis  traverse à niveau la voie 1 vers Toulouse pour aller sur le quai deux , où, à 14h39, le Rapide 1002 pour Paris Austerlitz arrive, tiré par une 2D2 5500... Trois minutes d'arrêt, je grimpe dans la première voiture qui vient, je choisirai un compartiment en arpentant les couloirs. Des voyageurs penchés à la fenêtre essaient d'acheter une boisson à la voiturette du buffet de la gare poussée par un garçon en habit blanc et noir.  Je ne suis pas seul, car le samedi, de nombreux normaliens, originaires du Lot, rentrent chez eux à Cahors, Gourdon ou Souillac. C'est tout un groupe animé qui se répand dans les voitures. Le train, après l'annonce de la litanie des arrêts jusqu'à Paris, démarre : le garçon du buffet, court le long du train pour finir de servir son dernier client. Sur la voie contigue, une Pacific 231F ou G, au timbre, attend pour relever la 2D2 de l'express LB (Marseille-Bordeaux) qui arrive 12 min plus tard (la ligne vers Bordeaux va attendre encore presque 20 ans pour être électrifiée); l'échange de machine se fera en 8 min, on ne "rigolait" pas à cette époque.
Dans notre train, qui a rapidement pris de la vitesse, nous savourons nos premières heures de liberté après une semaine d'internat. (nous pouvions sortir en ville le jeudi après midi). A 15h30, premier arrêt à Cahors : de nombreux camarades descendent sur le quai, où en face les attendent deux autorails : un pour Monsenpron-Libos et un autre vers Capdenac.  Puis c'est l'étape de plus en plus accidentée vers Brive : justement, à quelques kilomètres de Cahors, le train danse sur un aiguillage, une petit guérite et une ligne à voie unique plonge dans la vallée du Lot vers Luzech, Puy Lévêque, Monsenpron-Libos  en suivant la Nationale 111. J'ai emprunté, un autre samedi, cette petite ligne : des affiches dans l'autorail signalent qu'il faut appuyer sur la sonnette pour demander l'arrêt dans certaines haltes. Les voyageurs éventuels qui attendent le train lèvent la main !
Revenons dans mon train. Les tunnels se multiplient ainsi que les viaducs. Il ne faut jamais manquer l'approche de Souillac quand la ligne serpente d'un viaduc à l'autre dans la vallée de la Dordogne. J'ai le souvenir lors d'un voyage retour, du petit matin , au mois de juin, sur la vallée de la Dordogne : un spectacle somptueux !
A Brive, les derniers normaliens sont descendus, je me retrouve seul dans le compartiment, l'arrêt dure 12 min... départ à 17h08. Puis, il ne faut pas manquer le passage dans les gorges de la Vézère, avec au fronton des tunnels les dates de 1892 ou 1893 : c'est le dernier tronçon de la grande ligne Paris Toulouse à avoir été ouvert. Puis voici le noeud ferroviaire de Limoges et sa gare souterraine : dix minutes d'arrêt; je dépense ma dernière pièce pour acheter un sandwich. En hiver, le train repart à 18h34 dans la nuit : je peux m'installer et lire tranquillement mon journal : le train file à 140 vers Paris qu'il atteindra à 23h10.
Sur les quais d'Austerlitz, je laisse la foule des voyageurs courir vers la sortie, car je ne suis pas pressé; je prends le temps de regarder le conducteur qui tourne autour de sa locomotive, vieux geste du temps de la vapeur.  Je montre mon permis à la sortie à l'agent qui ramasse les billets ( à Paris Austerlitz, on est assez coulant avec les titulaires de permis) et je rejoins les quais du métro, direction (à cette époque) Porte de Pantin. Le métro est en viaduc au dessus des voies de chemin de fer et des quais de la Seine, mais après la traversée du fleuve  on longe sur quelques mètres une rue avec les agents en pélerine et bâton blanc ; station Quai de la Rapèe et on plonge dans le sous-sol parisien. Il n'y a pas si longtemps, je connaissais encore par coeur la liste des arrêts jusqu'à la gare du Nord : (gare d'Auterlitz, Quai de la Rapée, Bastille, Bréguet-Sabin, Richard Lenoir, Oberkampf, République, Jacques Bonsergent, Gare de l'Est, Gare du Nord) . Deux stations apportent beaucoup de voyageurs : Bastille (et sur le quai des restes des pierres du château) et République. Après la gare de l'Est, il faut s'approcher des portes pour descendre. Il est minuit, la gare du Nord est assez vide; peu de commerces sont ouverts : je dois attendre le train-poste qui part vers 1h30, et naturellement il n'est pas à quai, il va falloir déambuler au moins une heure. Quand le train arrive à quai, les voitures sont en queue (5 ou 6) et devant des fourgons et des allèges postales. Pendant presqu'une heure, le train va finir d'être chargé. Heureusement, les voitures sont des express Nord, confortables. Je trouve un compartiment vide, je baisse tous les rideaux, je m'installe sur la banquette, et je m'endors très vite. Mon sommeil sera une suite de réveils et de sommes assez courts : au départ du train, puis à chaque arrêt (et il sont nombreux !) c'est le silence qui me réveille. Vers 6h, c'est l'arrivée en gare de Lille. J'ai le choix : ou j'attends le premier train qui s'arrrête à Armentières (départ 7h ) ou le premier bus Citroën, la gare routière est très proche de la gare SNCF, rue du Molinel.
Arrivé à Armentières par le train, je pars le long de la voie vers Erquighem, 1km et demi, à pied... A huit heures, je suis chez moi... Et je me couche deux heures pour terminer ma nuit qui fut courte et hachée.
La journée en famille sera brève car le train pour Paris part de Lille vers 17h . Donc départ au moins à 16h !  Le plus souvent, c'est un train à Armentières qui me mettra en 20 min en gare de Lille. Là, j'ai le temps d'acheter un livre pour passer le temps. Quand j'ouvre ma bibliothèque, je reconnais les livres qui ont voyagé avec moi ! Nous sommes dans les premières années de  l'électrification Paris Lille : le matèriel est moderne, de belles voitures DEV vertes, beaucoup plus confortables que les express Nord à portières latérales, sources de courant d'air à chaque arrêt.
Douai, Arras, Longueau puis sans arrêt jusqu'à Paris Nord. A la gare du Nord, la BB 16000 toute neuve avec ses belles moustaches alu, attend que la rame soit dégagée pour refouler. Le conducteur est invisible : fini le temps où l'équipe de la Pacific 231E, penchée hors de l'abri, contemplait la file de voyageurs se dirigeant vers la sortie du quai; je n'hésitais pas à cette époque à leur faire un petit salut auquel ils ne manquaient pas de répondre. La gare du Nord n'a jamais été ma préférée; alors je descends tout de suite dans le métro, et je file vers la gare d'Austerlitz. A cette heure, plus de vingt heures, il y a encore foule dans le métro : à certaines stations, c'est la cohue.
Passage sur les quais à la gare d'Austerlitz : les employés dans les guérites font signe de passer quand ils voient le permis rose. (Par contre, à Paris Nord, on le retourne sous toutes les coutures et on demande la présentation de la carte). L'express 1023 Paris-Toulouse , départ 21h50 est à quai, sauf dans les périodes d'affluence et de trains supplémentaires. Je ne me souviens plus de la date exacte, mais un dimanche soir de 1963, grosse affluence en gare de Paris Austerlitz, car ce dimanche coïncidait avec le départ d'un contingent de recrues au service militaire obligatoire en plus du nombre élevé de militaires rentrant de permission. Jusqu'à Limoges, les couloirs, plate-formes et WC étaient pleins; nous étions à 10 dans un seul compartiment  : un peu les images vues au cinéma dans les films sur les trains sous l'Occupation.
Ce soir, affluence normale : en principe, je vais en tête, juste derrière les fourgons et allèges postales. Sur le quai, c'est le ballet des trains de chariot des PTT (à l'époque !), des bagages et vélos, mais aussi des marchands ambulants ou loueurs d'oreillers. Il y  a les accompagnateurs qui ont pris un billet de quai et qui montent aider leurs connaissances à s'installer. Quand le calme commence à revenir sur la quai, un léger choc, annonce la mise en tête de la locomotive : s'il n'y a pas trop de monde, donc de risque de se faire prendre la place, je descends voir la machine qui va assurer le train : une BB 9200 dans ses couleurs d'origine et toutes ses moustaches en aluminium, ou alors une belle CC 7100 auréolée encore de son record du monde de vitesse gagné en 1955. Quand le train sur la voie voisine a démarré, on peut observer sur les voies banlieue les rames PO démarrer  avec forces arcs électriques sur la caténaire. A 21h50 pile, après annonce de tous les arrêts, les Aubrais, Vierzon, Chateauroux, Limoges, Brive, Souillac, Gourdon, Cahors, Caussade, Montauban et Toulouse, c'est le départ ; danse sur les aiguillages de sortie de gare, la prise de vitesse est rapide, je regarde par l'interstice du rideau les lumières de la banlieue. Si je suis seul dans le compartiment, un peu de lecteure et après les Aubrais, extinction des feux. Mais même allongé sur la banquette, c'est le réveil à chaque arrêt. A 2h30 du matin, 21 min d'arrêt à Limoges : c'est le réveil assuré, après des heures bercé par le roulement du train. Je vais voir la relève du conducteur; une nuit le conducteur m'a demandé si je n'avais pas trop été secoué : devant mon air interrogateur, il m'a expliqué qu'il utilisait pour la première fois un nouveau freinage : je n'ai pas eu d'autre précision. Le quai est peu animé, nous attendons une correspondance. Certains jours, on décroche une tranche pour Périgueux-Agen en queue. Puis le froid me gagne et je retourne dormir dans mon compartiment.
A partir de Brive, je me mets à la fenêtre à chaque arrêt quand je sais trouver des camarades de l'Ecole Normale : le premier sera sur le quai de Brive à 4h du matin, fils aussi de cheminot; nous ne discutons pas beaucoup car la nuit a été courte; puis à Souillac, Gourdon et Cahors, d'autres montent. A partir de Cahors, la voture est plus animée : un autre fils de cheminot nous raconte le travail de son père : il conduit des autorails sur les deux lignes qui partent de Cahors; son père aime particulièrement conduire les X5500/5800 sur Cahors Capdenac : ce sont de petits autorails qui se mènent comme un camion (passage des vitesses) avec un moteur Renault de 150CV, le conducteur étant installé dans un petit kiosque surélevé ; il aura son heure de gloire, quand le conducteur de l'ABJ qui relie Cahors à Toulouse derrière le 1023 aura, un matin,  une panne de boîte de vitesses et qu'il sera réquisitionné avec sa "Mobylette" pour remplacer le gros autorail...
Très vite après Caussade, c'est l'arrivée à Montauban à 6h54. Nous nous partageons un taxi pour remonter à l'Ecole Normale, où nous arrivons assez tôt pour déjeuner. Il faut que j'avoue, que les cours du lundi après-midi sont assez pénibles à suivre après un tel voyage : environ 1 700 km de train en 25 h .... sans compter les temps d'attente à Paris...

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