Une journée particulière

 

Nous sommes à la fin de l'été 1958, mon père prépare sa retraite de cheminot et trois membres de la famille (dont votre serviteur qui a douze ans) sont chargés d'aller visiter une maison dans un hameau proche de St Antonin, Tarn et Garonne(qui n'était pas encore Noble Val). Départ dans l'après-midi dans un car Citroën de Laventie (Pas de Calais) vers la gare* de Lille (*il n'y en qu'une à cette époque). C'est une 040D de Lille Délivrance qui amène le train à destination de Paris en provenance de Tourcoing au butoir ; une 231E de La Chapelle se met en tête.

(photo Maurice Testu)

Paris Lille n'est pas encore électrifiée à cette époque . Peu de souvenirs de cette partie du voyage, sauf qu'il s'effectue encore dans des voitures Express Nord à portières latérales qui ne sont pas très confortables. Les voitures modernes (DEV acier doux) ne sont pas encore de tous les trains. En début de soirée nous arrivons à Paris Nord non sans jeter un petit salut au mécanicien et à son chauffeur qui attendent que tous les voyageurs soient descendus, que la rame soit enlevée pour refouler (la locomotive est déjà décrochée).
Métro ligne Pantin-Place d'Italie et arrivée à Paris Austerlitz. Le train 1023 départ 21h50 n'est pas encore à quai, nous avons le temps d'aller acheter de quoi lire dans le hall des départs où il y a de nombreuses boutiques. Quand nous revenons devant le tableau des départs, notre train est annoncé voie 19. Nous passons la guérite d'accès aux quais sans trop de problèmes : à Paris Austerlitz, les contrôleurs sont indulgents avec les "collègues" porteurs de permis (par contre, beaucoup de zèle à la gare du Nord, où on vérifie souvent si nous possèdons bien la carte de circulation qui va avec le permis.) Justement le 1023 refoule, un agent de manoeuvre, installé en queue, a branché une rallonge sur la conduite de frein et agit sur le robinet afin d'arrêter la rame au butoir; en tête une vieille BB PO reconvertie aux remontes est dételée dans le vacarme de son compresseur. Justement les voitures de deuxième classe sont en tête, nous nous installons dans un compartiment libre et j'ai la permission de me promener sur le quai, notre train ne part que dans une heure. Il est trop tôt, aucune machine n'est en vue pour s'atteler à notre train, alors , adossé à un pilier du dernier abri, je regarde le ballet des trains de chariots de bagages et des PTT qui vont se vider dans les fourgons et les allèges postales. Plus loin sur la rame c'est le loueur d'oreillers qui essaie de placer sa marchandise tandis qu'un vendeur ambulant du buffet vient proposer la sienne aux voyageurs et à leurs acccompagnateurs qui affluent sur le quai.

Cliché Laforgerie

Je remonte dans le compartiment où tout le monde a lié connaissance et papote ; à la faveur du départ des trains sur les autres quais, on voit passer le ballet incessant des automotrices de banlieue qui arrivent ou partent sous les éclairs des arcs électriques. Mais un très léger choc, annonce l'attelage de la locomotive : je descends assister à l'attelage, c'est une 2D2 aux faces anguleuses, j'apprendrai plus tard qu'on la surnomme Waterman comme les bouteilles d'encre qui se cassent si facilement dans mon cartable de lycéen. Mais il faut remonter dans le train, on annonce au haut-parleur le départ du train avec la longue litanie des arrêts : Les Aubrais, Vierzon, Chateauroux, Limoges, Brive la Gaillarde, Souillac, Gourdon, Cahors, Caussade, Montauban, Toulouse.... Le chef de service s'avance, des hommes d'équipe ferment les portières, les adieux fusent, les derniers accompagnateurs descendent en catastrophe, le train démarre : c'est toujours un contraste pour un jeune garçon habitué aux démarrages plutôt lents des trains tirés par des locomotives à vapeur de sentir une rame aussi longue, accèlérer aussi facilement sitôt les aiguillages franchis : on appelait ça, à l'époque, la fée électricité ! Très vite, tout le monde dans le compartiment s'installe pour la nuit qui sera difficile, hachée par des réveils cotonneux à chaque arrêt... Pour ma part, assis à mon coin fenêtre, je tiendrai jusqu'après Les Aubrais, à regarder tout d'abord les lumières de la banlieue, puis le grand noir de la Beauce entrecoupé par des éclairs de lumière d'une gare, le tout en passant la tête entre la vitre et le rideau.

A 6h54 le lendemain matin, c'est la descente en gare de Montauban, ville souvent traversée mais où nous ne nous sommes jamais arrêtés. Petit déjeuner au Terminus en face de la gare, puis promenade dans le quartier Villebourbon jusqu'au Pont Vieux en attendant l'agent immobilier qui vient nous prendre. Etonnement encore devant le nombre de véhicules roulant au gaz naturel ou gaz de Lacq, avec de grosses bouteilles sur le toit ou derrière la cabine pour les camions : tout à fait inconnus dans le Nord. L'agent immobilier arrive enfin et nous emmène dans sa 403 vers Saint Antonin. Afin de nous vanter le potentiel touristique de la région, nous passons par une route toute neuve mais au profil bizarre : aucune côte raide, pas de virage sec, des tunnels et des maisonnettes de garde-barrières de temps en temps : nous utilisons la toute nouvelle route touristique construite sur l'ancienne voie ferrée Montauban-Lexos !!!

Pont sur l'Aveyron près de St Antonin Noble Val

Il nous ramène en gare de Montauban en début d'après-midi : il est prévu que nous prenons un train pour Souillac où nous attendent des amis, nous y prendrons le train de nuit pour Paris. Nous nous installons sous la marquise pour attendre notre train qui part vers 15h45... Vers 14h un train de marchandises entre en gare à la dernière voie avec trois voitures à essieux en tête tiré par une locomotive à vapeur : drôle d'équipage me dis-je... La vapeur est dételée et part au dépôt qui est situé juste à côté du BV. Vers 14h30, grande animation dans la gare, la foule se masse sur le quai 2 desservant la voie 2 (il n'y a qu'une voie entre les quais 1 et 2 : bizarrerie aussi pour moi petit nordiste mais j'avais déjà vu à Argelès sur Mer la même disposition) : le rapide pour Paris est annoncé avec une belle 2D2 aux grandes roues en tête. Trois minutes d'arrêt, juste le temps de charger et de décharger les chariots à bagages, et le train repart. Cliché J Porcher
Pendant ce temps, à l'autre bout de la marquise, un couple de BB Midi à l'allure très rustique, a été attelé au train "bizarre" et manoeuvre, en enlevant et ajoutant des wagons sur le faisceau qui est contigu. Le quai 2 s'est à nouveau rempli, l'affaire s'étant compliqué par le passage voie 1 d'un train de marchandises venant de Cahors, il n'y a pas de passage souterrain : de grands coups de sifflets, un agent se place de chaque côté du passage planchéié et le train passe dans un fracas de tonnerre. A 14h51 le train arrive tracté encore par une 2D2 : huit minutes d'arrêt pour voir se dérouler un ballet bien réglé. La locomotive électrique est dételé, dégage et aussitôt une Pacific 231H vient la remplacer. Pendant ce temps, toujours le chargement des bagages, sur ce train il y a en plus un wagon-poste. A l'heure pile, à grands coups d'échappement (là je connais), le train démarre et disparait sur la gauche dans une courbe prononcée vers Bordeaux. Train pour Marseille-Bordeaux au départ de Toulouse avec une 2D2 "femme enceinte" en tête Cliché J Bazin

Une BB Midi photographiée à Toulouse photo F Pous

Et nos deux vaillantes BB ? Elles ont terminé leur "ménage" et attendent silencieusement sauf de quand un compresseur se met en marche. Le mécanicien et son aide, en blouse bleue ou grise, à la différence d'un mécanicien vapeur, ne s'affairent pas autour de leurs machines, après en avoir fait un tour rapide, ils discutent sur le quai avec le chef de train. Vers 15h30, ne voyant rien venir, nous nous approchons du train de marchandises et voyons la pancarte Brive la Gaillarde accrochée à un pilier de la marquise. C'est bien notre train, un MV ou marchandises-voyageurs. J'en avais vu lors de mes lectures de La Vie du Rail, là j'allais y monter. Les voitures métallisées Sud-Ouest à deux essieux offrent un confort spartiate : avantage les compartiments du bout sont très grands (toute la largeur de la voiture) et fermés : nous nous installons dans le premier compartiment derrière les BB . Pas beaucoup de voyageurs dans ce train, nous comprendrons pourquoi. A l'heure pile, commence le plus long voyage de ma jeune existence ! Habitué aux voitures omnibus Nord Ty au roulement à bogies, le passage sur les aiguillages ne laisse pas indifférent. J'ai naturellement tourné la manivelle de la fenêtre et penché au dehors, je respire l'odeur bien particulière dégagée par les locomotives. A chaque joint de rail, les chocs sourds sont à peine amortis par la moleskine toute neuve qui recouvre les anciennes banquettes en bois de troisième classe. A chaque gare, arrêt et silence inhabituel, puis coup de sifflet ou trompette du chef de train donnant le départ. Jusqu'à Cahors la marche est assez régulière. Mais à peine arrivé en gare, une longue séance de manoeuvre commence : moi qui adore ça, je suis servi, je fais partie de la manoeuvre !
Après Cahors, ce n'est pas la saison des fraises, alors peu de trafic, mais quelques manoeuvres, la nuit précédente ayant été difficile, nous nous endormons. Réveillés par l'immobilité du train et le silence, j'ouvre la fenêtre et je regarde : horreur, mon pire cauchemar !!! Un train est en train de nous arriver droit dessus, sur la même voie ! Ouf ! la BB Midi bifurque au dernier moment et reprend sa voie : mal réveillé je n'ai pas vu que nous sommes à l'entrée d'un tunnel en travaux avec voie unique temporaire mais manoeuvrée à pied d'oeuvre ! Une guérite à chaque bout contrôle les aiguillages. La nuit est tombée, il est presque vingt heures quand nous arrivons à Souillac. Notre ami nous amène chez lui : nous y sommes traités comme des princes : il est grossiste et expéditeur de truffes, champignons et foie gras!!!!! Ca ne le dérange pas du tout d'ailleurs de nous ramener à la gare à presque minuit car il a un colis express à expédier pour un client parisien. Pour l'anecdote, il nous quittera sur le quai car il part avec son colis sur une brouette vers le fourgon qui est en queue, il n'y a pas d'homme d'équipe à cette heure de la nuit. Justement le 1024 est bondé, pas une place. Le contrôleur nous rassure, une voiture est ajoutée à Brive ! En effet dès l'arrêt à cette gare, nous la voyons qui stationne sur le même quai , quelques voyageurs y sont installés, nous trouvons un compartiment vide. Le temps d'atteler et dèjà nous dormons tous les trois et nous ne nous réveillerons qu'à sept heures, le lendemain matin à Paris Austerlitz.

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