Ambiance en gare.
Un voyageur transporté à son insu dans une gare moderne, serait peut-être incapable de nous dire où il se trouve : gare ou terminal d'aéroport ? Les similitudes sont quelquefois tellement frappantes : équipements, choix des matériaux, architecture, ambiance sonore, uniformes du personnel d'accueil... Jusque dans les années soixante, l'ambiance d'une gare était bien différente tant à l'intérieur du hall que sur les quais. Ce petit texte sans prétention littéraire est un prétexte propre à évoquer tout ce qui a pu disparaître dans les gares. Loin de moi, l'idée de rentrer dans le camp des "C'était mieux avant !", je dirais plutôt "C'était différent", et d'opposer le chemin de fer moderne au plus ancien ; je n'oublie pas que certains métiers étaient difficiles et dangereux, même si je regarde toujours avec émotion une locomotive à vapeur.
Cliquer sur le mots en rouge pour voir les photos, et sur les photos pour revenir au texte.
Imaginons un voyage à cette époque à partir d'une gare parisienne ou d'une gare importante de province. Nous arrivons sur la place devant la porte surmontée de la mention "Départ". Un porteur, muni de son petit diable, habillé d'une courte blouse, la taille serrée par une large ceinture de cuir, nous aide à transporter notre grosse malle. Nous entrons dans la salle des pas perdus et regardons le grand panneau de départ qui nous fait face au-dessus des portes d'accès aux quais : nous disposons encore de quarante-cinq minutes avant l'arrivée de notre train. Nous enregistrons notre malle au comptoir des bagages à côté de la consigne ; l'employé la tire sur la bascule pour la peser puis après avoir collé les étiquettes, il la hisse sur un chariot attelé en queue d'un train de chariots chargés de malles, valises, colis divers et d'autres véhicules avec des vélos suspendus par la roue avant.
Heureusement que nous connaissons les horaires de notre voyage (nous avons tout trouvé sur le Chaix) car il y a foule au guichet de renseignements. Nos billets ont été achetés la veille au guichet des billets : nous avons l'esprit libre pour aller faire quelques emplettes de l'autre côté du hall à la librairie qui vend journaux, livres, confiserie et quelques babioles (souvenirs, poupées régionales, cartes postales...). Puis nous allons nous rafraîchir au buffet de la gare. Quinze minutes avant l'heure, l'accès aux quais s'ouvre..
Nous passons par la porte d'accès aux quais gardé par un contrôleur assis dans une petite guérite vitrée : le portillon qui l'isole sert aussi à fermer l'accès aux quais. Il vérifie et poinçonne les billets de chaque voyageur, ainsi que les tickets de quai des accompagnateurs (achetés à un distributeur dans le hall) et indique le quai, la voie où s'arrêtera notre train. Beaucoup d'animation déjà sur le quai : le train de bagages avec le chariot contenant notre malle traverse les voies sur un passage planchéié derrière un tracteur électrique ronronnant et, zizgzague, au son de son timbre aigrelet, vers le bout du quai suivi par un autre train de chariots des Postes. C'est toujours un spectacle plaisant de suivre des yeux cette longue théorie de chariots ondulant au milieu des voyageurs, chaque véhicule mettant parfaitement ses roues dans la trace faite par les roues du tracteur. Si nous attendons un train de nuit, il faut ajouter le train de chariots de couvertures et d'oreillers pour garnir les voitures couchettes, ainsi que le loueur d'oreillers pour les places assises. Nous regardons au milieu du quai le tableau de composition des trains fait de petites silhouettes de tôles peintes disposées dans une rainure : en consultant notre bulletin de réservation qui indique la voiture et le compartiment, nous découvrons dans quelle partie du train nous monterons. Le libraire propose à ses clients des revues ou des livres présentés sur un éventaire mobile. Il est suivi par un garçon du buffet en pantalon noir et tablier blanc, poussant un chariot rempli de boissons en petites bouteilles de verre et de sandwiches. Mais si vous ne désirez simplement de l'eau, des fontaines sont installées sur chaque quai.
Mais l'agitation est à son paroxysme : le train arrive ? Des coups de sifflets retentissent, des agents se dressent de part et d'autres du passage planchéié : un long train de marchandises traverse la gare dans un fracas de tonnerre. Un agent, portant la palette de départ, coiffé d'une casquette recouverte de blanc, arrive sur le quai et à grands coups de sifflet fait signe aux voyageurs de s'éloigner de la bordure du quai. En effet, les haut-parleurs de la gare, couverts par le tonnerre du rapide entrant en gare, annoncent l'arrivée du train. "Attention, voie 3, quai 2 à l'arrivée du train pour X, éloignez-vous de la bordure du quai ! Ce train dessert les gares de Y, Z, W... Cinq minutes d'arrêt ! Buffet !"
La locomotive, les fourgons, l'allège postale couleur lie de vin, puis les voitures "vert wagon" des voyageurs aux fenêtres, défilent devant nos yeux. Nos bagages à la main, nous attendons l'arrêt en surveillant les numéros des voitures inscrits sur des étiquettes tôlées fixées à chaque extrémité, tandis que des grandes plaques de tôles beiges indiquent sur les flancs de chaque voiture, l'origine, les principales gares desservies et la destination de la voiture. Dès que le train a stoppé, nous nous précipitons vers la porte de la voiture, mais nous devons laisser descendre les voyageurs. Un visiteur, muni d'un marteau à long manche, s'arrête à chaque bogie et tape sur les bandages : satisfait du son obtenu, il passe à la roue suivante. Les vendeurs (le libraire et le garçon du buffet) passent à grands cris surveillant du coin de l'oeil les éventuels clients accoudés aux fenêtres.
En tête du train, le chef de service active le déchargement et le chargement des colis et des sacs postaux. Si le train est tiré par une locomotive à vapeur, le mécanicien est descendu sur le quai et manoeuvre le volant de la grue à eau tandis que le chauffeur vérifie le remplissage du tender. Si c'est une motrice électrique, le mécanicien et son aide sont penchés à la fenêtre et attendent le signal de départ. Des agents arrivent de la queue du train et ferment les portes des voitures quand tous les voyageurs sont montés. Nous sommes enfin dans notre voiture et nous nous frayons un chemin dans le couloir parmi les voyageurs accoudés aux fenêtres regardant l'animation sur le quai. Voici notre compartiment, nous contrôlons notre bulletin de réservation et le comparons aux tickets glissés dans les petits supports placés au-dessus de nos places. Nous saluons les occupants du compartiment et plaçons nos bagages dans le grand filet et notre manteau dans le petit filet, pendant qu'une secousse manquant de nous déséquilibrer annonce le départ du train. Sous les filets, des photos en noir et blanc des plus beaux sites touristiques français sont disposés dans un cadre vitré de chaque côté d'une glace. Je sors dans le couloir et observe un voyageur à moitié sorti par la fenêtre qui tend le bras vers le garçon du buffet qui court le long du train avec une bouteille de limonade et la monnaie de son client pendant que le train accélère. Au bout du quai, les trains de chariots font demi-tour et repartent aux trois-quart vides, les manutentionnaires perchés sur les attelages.
Quand le train émerge de la halle, nous longeons la cour où de nombreux wagons de marchandises sont en cours de chargement, quelquefois au moyen de la grue de la gare : wagons plats, tombereaux, citernes ou couverts, mais aussi de nouveaux wagons plus colorés qui commencent à faire leur apparition ; des machines agricoles sont chargées sur un wagon plat : elles sont calées au moyen de gros coins en bois cloués sur le plancher puis attachées avec de grosses cordes et enfin couvertes de bâches épaisses marquées du signe SNCF ; les wagons passent sous le gabarit afin de vérifier que rien ne dépasse ; d'autres sont pesés sur les bascules. Au bout du quai de chargement une voie est réservée aux véhicules UFR : des remorques routières sont montées sur des wagons plats où des rails spéciaux accueillent des flasques fixées sur la jante ; les débuts du rail-route ? De l'autre côté, nous passons le long du triage : de nombreuses voies accueillent de longs trains de marchandises ; plus loin, un train coupé par un agent passe sur une bosse de débranchement sème ses wagons vers des voies où, tels des matadors, des enrayeurs ou saboteurs glissent des sabots sous les roues des wagons afin de les freiner (ce triage est le dernier utilisant cette technique, les autres se servent de freins automatiques, moins dangereux pour les agents.)
Mais le train a pris de la vitesse, c'est maintenant la campagne qui défile devant les fenêtres rythmée par le passage des poteaux téléphoniques, le balancement de la nappe de fils et le tac-tac des roues sur les joints des rails. De temps, une sonnerie aigrelette indique que nous passons sur un passage à niveaux. Sur les vitres des affichettes rappellent les règles élémentaires de sécurité : il est strictement interdit de jeter des bouteilles de verre par la fenêtre, de nombreux agents travaillant sur les voies ont été grièvement blessés par de tels actes. Au bout de quelques minutes, sous prétexte d'échanger nos journaux, nous lions conversation avec nos voisins de compartiment... interrompus par le choc de la pince du contrôleur sur la vitre du compartiment : " Bonjour Messieurs Dames, billets s'il vous plait !". Puis c'est le passage du garçon du wagon-restaurant qui longe tout le train en agitant sa sonnette et en psalmodiant : " Premier service !". Ou alors le vendeur ambulant de boissons avec sa caisse en aluminium accrochée à son cou par une large sangle en cuir : "Boissons, sandwiches !". Mais la nuit tombe, d'un commun accord, nous tirons les rideaux côté couloir et coupons la lumière, ne laissant que la veilleuse. Bon voyage et bonne nuit !
Quelques images supplémentaires ICI.