Du charbon pour du sucre.

La gare de Montcornet, sur la ligne Laon-Liart, montrait dans les années cinquante les restes d'un nœud ferroviaire assez important. D'une part, elle était l'origine d'une antenne des chemins de fer de l'Aisne : certains soirs, une 030 venait verser son feu dans l'enceinte d'un petit dépôt situé au nord des voies, derrière le château d'eau. De l'autre côté de la place de la gare, une petit gare d'un chemin de fer à voie métrique étalait ses voies parmi les herbes folles. Quelques voitures à plate-forme aux vitres cassées témoignaient d'une ancienne activité voyageurs ; sur d'autres rails rouillés, des wagons de marchandises de tous types achevaient de pourrir. Ce chemin de fer était simplement utilisé comme embranchement particulier par une sucrerie installée à quelques kilomètres de Montcornet.


  Voilà une 130T de la Compagnie Ardennaise.

Une fois par an, à la fin de l'été, avant la récolte des betteraves, cette petite gare s'animait : le " chef " et gardien des installations se transformait en mécanicien et ranimait une petite 130 à tampon central : après lui avoir prodigué forces graisses et rasades d'huile, il allumait le foyer et peu à peu la petite machine reprenait vie. J'assistais en témoin privilégié à ces préparatifs car le petit fils de ce mécanicien était mon compagnon de jeux quand il était en vacances chez son grand-père.

Du côté de la grande gare, une autre partie de la pièce se jouait : un train d'une vingtaine de trémies de charbon tiré par une puissante 141R s'arrêtait tout au bout des voies de garage et refoulait sa rame sur une voie à quatre files de rails qui ne servait qu'à ces occasions : une voie normale et une voie métrique au milieu. Aussitôt, la petite loco (petite bien entendu à côté de la 141R !) s'attelait à un wagon plat chargé d'un invraisemblable tas de ferrailles : coupons de vieux rails, sacs de tire-fond, morceaux de fers... A l'autre extrémité, ce wagon plat était pourvu de deux tampons normaux et d'un attelage à vis standard. L'ensemble reculait jusqu'à la rame de charbon et s'attelait à deux trémies. Puis, avec force coups d'échappement et patinages de roue, la 130 démarrait son invraisemblable convoi. Autant pendant les manœuvres dans les emprises de la petite gare nous avions le droit, mon copain et moi, de monter sur la plate forme, sur le tas de charbon, autant nous devions contempler, avec regrets, partir le train du bord de la voie.

Après un long coup de sifflet, il traversait en diagonale la place de la gare, rejoignait les voies principales qu'il longeait pour traverser le passage à niveau et s'écartait en grinçant dans une courbe pour disparaître dans la campagne derrière un rideau d'arbres.

Vue actuelle de la place de la gare : on distingue bien la voie traversant la place en diagonale. Merci à B Colinot pour la photo

Vue aérienne de Montcornet actuellement : on distingue bien encore le tracé de la voie vers la sucrerie.

Un long moment plus tard, le convoi réapparaissait en marche arrière, un homme d'équipe de la sucrerie agitant un drapeau rouge sur le marchepied d'une trémie servait de conducteur au mécanicien. Après avoir fait le plein d'eau et de charbon, le manège recommençait ponctué de grands coups de sifflet et de patinages spectaculaires. C'était attendrissant de voir cette petite locomotive crachant et soufflant, se dandiner en tirant vaillamment deux énormes wagons noirs.

Quand toutes les trémies avaient été vidées et ramenées à leur place, la petite loco avait droit à une longue séance de graissage, son feu était basculé dans une gerbe d'étincelles et elle pouvait se reposer jusqu'à l'année suivante.

Il y a bien longtemps que l'on n'utilise plus de charbon pour extraire le sucre des betteraves, les hommes ont peut-être moins de peine, mais un peu de poésie a déserté cette campagne.

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