Planter un chou...

La scène se déroule au printemps 1954, à Montcornet, sur la ligne à voie unique Laon-Liart dans la région Nord de la France. Cette ligne, construite à l'origine à double voie, unissait le nœud ferroviaire de Laon à l'artère Nord-est alors en cours d'électrification. De ce fait, de nombreux trains de marchandises (on les nommait comme cela à cette époque) étaient déviés sur cette petite ligne, fermée la nuit : ces trains, souvent lourds, étaient tirés par des grosses 150 de l'Est, des 141R ou alors des 140 ou 141 qui avaient fait la guerre, au propre comme au figuré.

Le dernier train de marchandises, venant de Liart, croisait à Montcornet, le dernier train de voyageurs Laon-Liart. Ce soir là, mon père, le chef de gare en titre, était de service et officiait seul, comme toujours, à cette heure-là. Priorité était donnée, naturellement, au train de voyageurs : sa réception, l'embarquement des passagers et le départ étaient effectués pendant que le train de marchandises, tiré par une vieille Mikado, attendait patiemment sur la voie de croisement. Puis, quand toutes les opérations de sécurité relatives au train de voyageurs étaient terminées, on donnait le départ au " marchandises ". Puis, mon père envoyait les dépêches au deux gares encadrant, les consignait sur le registre, puis fermait la gare et rentrait dîner avec toute notre famille car il était près de vingt heures.

Ce soir-là, comme il faisait beau, sitôt le souper avalé, j'avais eu la permission de sortir jouer avec mon petit frère : la gare entière était à nous. Soudain le coup de sifflet strident d'une locomotive nous cloua sur place : il provenait de la direction de Laon, où avait disparu, il y avait une bonne demi-heure, le " marchandises ". Figés sur place, nous regardâmes dans cette direction, et quelle ne fût notre surprise d'apercevoir le " marchandises " qui refoulait* doucement vers la gare ; le chef de train, descendu de son fourgon de queue, courait en agitant son drapeau rouge. Nous courûmes prévenir notre père qui descendit précipitamment quand il eût compris que nous ne plaisantions pas. Il prit juste le temps de se couvrir de sa casquette et saisissant à son tour son guidon* il courut vers le train en nous intimant l'ordre de rester sur le quai, devant la gare.

Pendant ce temps, le fourgon de queue était arrivé à la hauteur du passage à niveau précédant la gare, le chef de train et mon père s'agitaient chacun d'un côté des voies pour arrêter les voitures, mais la garde-barrière, alertée par les coups de sifflet du train et des deux hommes, sortit et abaissa rapidement ses barrières. Le train, put terminer de refouler jusqu'à la gare, où il s'arrêta.

Vue de la gare depuis le passage à niveau, il manque des voies : on distingue la voie de croisement sous les pieds du photographe (Merci à B Colinot pour sa photo)

L'équipe de conduite avait " planté un chou " : défaillance de la machine ou alimentation en charbon de mauvaise qualité, par manque de pression, ils n'avaient pas pu grimper la rampe de Chaourse qui commençait quelques centaines de mètres après la gare, rampe assez sévère pour obliger un train à faire " machine arrière ". Le train resta quelques minutes en gare, le temps que mon père téléphone pour prévenir de l'incident (surtout le chef de la gare suivante qui devait s'inquiéter de ne jamais voir arriver ce train qui lui avait été annoncé) et surtout le temps de remonter la pression.

Soudain après un long coup de sifflet pour prévenir la garde-barrière d'avoir à fermer à nouveau son passage à niveau, le train démarra en patinant, accéléra et disparut dans la courbe, pour ne plus jamais revenir (et heureusement !).

Refouler : se dit pour reculer un train dans les chemins de fer.

Guidon : objet que tient le chef de gare ou de sécurité pour donner le départ des trains ; actuellement il présente deux faces : une blanche avec une raie verte qui indique la permission de partir; une rouge qui intime l'ordre d'arrêter. Du temps de mon enfance, le guidon était à palette (c'était un jouet amusant quand je pouvais le subtiliser !) c'est-à-dire qu'une gâchette dépliait un volet qui montrait une face blanche ; enfin un rouleau contenait un drapeau rouge déroulable.

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